Chemin faisant, Pépé à qui
il restait encore un peu de vue et d’ouïe, tomba sur un chien que l’on avait
attaché à un poteau, sans doute pour s’en défaire, et qui était en train de
s’époumoner à braire et à clabauder de désespoir. Pris d’un sentiment que l’on
suppose être de la pitié – allez savoir – ou quelque chose de ce genre, il mit
bien un quart d’heure à venir à bout du nœud qui retenait l’animal, essuyant
force lèches, pelles roulées, bécots au goût de caniveau et autres marques de
gratitude dont il fut bientôt badigeonné des oreilles au menton. Après quoi, ce
chien plein de bon sens suivit son libérateur par monts et par vaux, par bâbord
et tribord, en avant en arrière jusqu’au bercail où il trouva quelques rogatons
à avaler, un bon feu, un beau fauteuil dans lequel il se pelota, logea toutes
ses puces et dormit promptement comme un loir.
Mais le lendemain, ce fut
une autre musique. Pépé se réveilla naturellement en très mauvaise disposition
avec des araignées plein la tête qui, profitant de son lourd sommeil, y avait
partout tissé leur toile. De sa chambre, il entendit sa femme pousser les hauts
cris, rugir comme une lionne, crier à tue-tête. Lorsqu’il fut mis en demeure de
s’expliquer sur la présence de cet animal au logis, il fut bien embarrassé vu
qu’il ne s’en souvenait pas, n’avait pas la moindre idée du comment ni du
pourquoi il se trouvait là.
Mais ce n’est pas tout.
Considérant l’animal, les deux époux furent effarés de sa laideur
indescriptible, de ce que tout ce qu’il avait, eh bien, il l’avait faux au
point que la femme de Serge – Angélique – dans un râle de stupeur et de
consternation tout à la fois, déclara que le Bon Dieu était parfois bien
dissipé que pour permettre à pareille créature de voir le jour. Elle enjoignit
à son mari de faire disparaître cette chose à la SPA, au diable ou en enfer, peu lui importait,
pourvu que ce fût sur le champ.
Ainsi donc Serge et le
chien se trouvèrent-ils sur le trottoir à dix heures du matin : l’un se
demandait que faire de l’autre, l’autre, qui fort probablement ne s’était
jamais aperçu dans un miroir, supposait que tout était au mieux et que c’était
l’heure de la promenade.
Se disant avec justesse
qu’il y avait plus d’idées dans plusieurs
têtes que dans une, il décida d’aller au Sportif se remettre la tête en place et trouver peut-être un sot ou
un aveugle qui voulût bien adopter l’animal. Il sut vite à quoi s’en tenir lors
que, le seuil à peine franchi, il lut sur tous les visages la stupéfaction,
l’horreur, l’ébahissement, le dégoût, la crainte, le saisissement, bref tout ce
qu’exprime un faciès à la découverte d’une aberration. Il y eut un silence qui
parut à Pépé une éternité, immédiatement suivi d’une bordée d’éclats de rire,
de railleries, d’insultes, de boulettes. Tout le monde accourut pour voir cette
curiosité de près, chacun y allait de ses remarques, de ses commentaires
généralement peu relevés, certains même voulurent prendre des photos du chien
qui paraissait heureux, presque fier de susciter pareil intérêt.
Pépé, à la fois furieux,
agacé, dévoré par l’opprobre et l’idée insupportable qu’on pût l’amalgamer à
cette chose à quatre pattes qui le regardait avec affection, but sa bière et sa
honte d’un trait, puis disparut sans mot dire, accablé de solitude. Il pensa
fort à propos qu’il aurait peut-être plus de chance au Derby, pressa le pas en cette direction, courut presque pour que la
rue le vît le moins possible en compagnie du cabot.
– Qu’est-ce que c’est que ce machin ? s’exclama
Réjane, bouche bée et yeux écarquillés, en les voyant arriver et en ajoutant
que des clébards, elle en avait vus dans sa vie, mais un comme celui-là, jamais
; qu’à le montrer dans un entresort, son propriétaire pourrait à coup sûr faire
fortune !
Cependant, la vie est bien
curieuse, souvent imprévisible en ce que dans bien des affaires qui paraissent
mal engagées, au fond de ses culs-de-sac, de ses impasses, elle sort de son
chapeau un lapin inattendu qui met tout le monde d’accord et résout toute chose
comme par magie.
Car il advint que le chien,
à peine entré au Derby, courut tout
de go dans les jambes débiles de la Luce, les effleura voluptueusement en
battant de la queue tandis que la vieille gloussait d’aise et de pâmoison.
– Quel bon p’tit chien, mignarda-t-elle en lui
caressant le museau, qu’est-ce que j’aimerais en avoir un comme ça !
Ces paroles vinrent aux
oreilles de Pépé comme vient à celles d’un condamné à mort l’annonce d’une
grâce inespérée. Ce dernier commença par offrir une bière à Luce, puis, plus
volubile et mielleux qu’un vendeur de cravates, se mit à vanter les qualités du
chien et en trouva autant qu’un artichaut a de feuilles. Il élucubra sans tarir
plein d’histoires déchirantes concernant le passé tumultueux de la bête qui,
prétendit-il, était née dans un château en Espagne, avait appartenu à une
comtesse de, avait été kidnappée contre rançon par des bandits de grands
chemins, que ladite comtesse en avait nourri une dépression incurable, que le
chien était malgré tout parvenu à échapper à ses ravisseurs, qu’il avait dès
lors mené une vie errante sur toutes les routes d’Europe, qu’il avait eu faim,
qu’il avait eu soif, qu’il avait connu la vie de salon tout autant que la vie
de fourrière, toute une épopée qui tombée en d’autres oreilles l’aurait fait
enfermer chez les fous. Il alla même jusqu’à prêter au chien des ascendances
fantasques et tarabiscotées en lui improvisant un arbre généalogique des plus
nobles, en faisant observer à la vieille les particularités anatomiques de
l’animal, desquelles il inférait avec un aplomb sans limites, des croisements
de telle race avec telle autre, avec toutefois la prédominance de certaines
caractéristiques ancestrales de telle branche, ayant doué la bête d’aptitudes
rares et précieuses. Pendant une demi-heure, la vieille sembla avaler mille
vessies pour des lanternes, être plus chaude qu’un fer rougi qu’il n’y a plus
qu’à battre, être aux anges, en disposition de dire « oui amen» à tout.
Enfin, pour que toutes ses
fariboles fussent encore meilleures à boire, il offrit à Luce deux autres
bières et faillit tomber mort quand la vieille, levant son verre à la santé du
beau parleur, déclara avec le tranchant d’un couperet :
– Châteaux en Espagne, mon œil ! Tu n’es qu’un
fouteur de craques, un fieffé menteur, un sac à sornettes, ton chien je le
prends, ça ne t’aura coûté que trois bières…
Il lui tendit la laisse du
chien d’une main moite et tremblante, disparut ensuite à pas de loup n’osant
croire à sa délivrance.