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dimanche 24 janvier 2016

Une journée sans histoires aux éditions Laléa - BOD


Dans une ville que l’on pourrait situer dans le Nord de la France ou quelque part en Belgique,  la disparition étrange d’un vieil  homme met tout un quartier en émoi. Meurtre, crime, enlèvement  ou fugue ?  L’enquête est menée par un agent de police improbable et, tour à tour, par chacun des protagonistes de cette  intrigue truculente et pleine d’humour. Difficile de classer un tel roman tant il échappe aux catégories reçues. Son originalité, l’excellence de son style,  sa langue audacieuse et riche nous rappellent le Balzac des Contes drolatiques, le Daudet des Lettres de mon moulin ou encore certaines pages d’Alphonse Allais. Avec Une journée sans histoires, Jean d’Espinoy signe un premier roman dont on peut augurer des productions à venir pleines de promesses. (à paraître en février 2016)

  ISBN 9782810624195



On ne peut rien contre la volonté d’un homme, disait Mitterrand. Oui sans doute. Mais cette volonté n’œuvre qu’à l’intérieur d’un accomplissement de nos destinées, elle ne peut les définir, elle ne les dépasse pas, ne s’en éloigne  jamais, elle les affirme, les confirme sans toutefois nous éclairer de ce qui les a suscitées. Entre une prédestination irrecevable à nos yeux parce qu’absurde et les illusions d’une liberté donnée dès le départ, s’étend un désert  jonché de toutes les paroles que l’on a pas dites, des mots que l’on n’a pas su prononcer quand il en était encore temps, de toutes ces choses que nos yeux obnubilés par l’immédiat n’ont pas vues, de l’amour que l’on a pas donné car nous n’avons pas entendu son appel, d’ un présent qu’on n’a pas osé enfreindre, de la main qu’on n’a pas tendue, d’un amas enfin de peaux mortes, cumul de nos mues, de nos renoncements successifs par lesquelles, jour après jour, nous nous faisons enfin à l’idée de mourir.  De cette soustraction indéfinie, ne résulte qu’une espèce de résignation muette et navrée  que certains appellent les regrets ou que d’autres s’aventurent à vouloir justifier, bien vainement à mon sens


Luc et Marie-Rose vivaient légèrement, dépourvus de cupidité, d’avarice et de toute forme de parcimonie. Si l’argent, hélas, devait se gagner, il devait être aussi dépensé car c’est à cela qu’il servait. Il n’était pour eux qu’un élément naturel, banal, commun comme l’air et dont on ne réalise abruptement l’existence et la nécessité que lorsqu’il n’est plus là.  Un lendemain de fête particulièrement débridée durant laquelle l’Auberge du Bon Accueil avait à nouveau gagné une étoile, Marie-Rose s’en fut à la banque l’esprit embué de vin d’Arbois dont le feu couvait encore sur ses joues écarlates.

– Marie-Rose, peux-tu venir dans mon bureau quelques instants ? Il y a certaines choses dont j’aimerais te parler… lui avait susurré son banquier avec une mine de mayonnaise qui a tourné. Le banquier de l’Escalette était un banquier comme tous les banquiers, aimable comme une dague, anguleux en sourires, angulaire en paroles. Il n’est pas un seul de ses clients qui ignorât sa sempiternelle devise qu’il ressassait vingt fois par jour et par laquelle il concluait chaque entretien : « quand on a un parapluie, il ne pleut pas. »  Assis à son bureau, les sourcils en accent circonflexe, l’argentier se mit à faire pleuvoir toute une série de soustractions sur une machine à calculer, une de ces machines pourvue d’un rouleau de papier, qui poussait des cris d’hyène à chaque opération. Puis, d’un œil inquisiteur, il effeuilla un à un tous les extraits du compte en prononçant ces terribles paroles : ça ne peut plus continuer comme ça… Les violons du bal avaient à ce point obéré le budget du couple que leur compte s’en trouva plus rouge qu’un bout de fer à la coulée.  Après cette cruelle confrontation, la mère de Babette s’en retourna chez elle bien dépitée, s’écroula dans le fauteuil du salon en s’éventant à l’aide des extraits de compte puis, se mit à pleurer amèrement, chose que font toutes les femmes lorsqu’elles contemplent un robinet fermé.



Chemin faisant, Pépé à qui il restait encore un peu de vue et d’ouïe, tomba sur un chien que l’on avait attaché à un poteau, sans doute pour s’en défaire, et qui était en train de s’époumoner à braire et à clabauder de désespoir. Pris d’un sentiment que l’on suppose être de la pitié – allez savoir – ou quelque chose de ce genre, il mit bien un quart d’heure à venir à bout du nœud qui retenait l’animal, essuyant force lèches, pelles roulées, bécots au goût de caniveau et autres marques de gratitude dont il fut bientôt badigeonné des oreilles au menton. Après quoi, ce chien plein de bon sens suivit son libérateur par monts et par vaux, par bâbord et tribord, en avant en arrière jusqu’au bercail où il trouva quelques rogatons à avaler, un bon feu, un beau fauteuil dans lequel il se pelota, logea toutes ses puces et dormit promptement comme un loir.
Mais le lendemain, ce fut une autre musique. Pépé se réveilla naturellement en très mauvaise disposition avec des araignées plein la tête qui, profitant de son lourd sommeil, y avait partout tissé leur toile. De sa chambre, il entendit sa femme pousser les hauts cris, rugir comme une lionne, crier à tue-tête. Lorsqu’il fut mis en demeure de s’expliquer sur la présence de cet animal au logis, il fut bien embarrassé vu qu’il ne s’en souvenait pas, n’avait pas la moindre idée du comment ni du pourquoi il se trouvait là.

Mais ce n’est pas tout. Considérant l’animal, les deux époux furent effarés de sa laideur indescriptible, de ce que tout ce qu’il avait, eh bien, il l’avait faux au point que la femme de Serge – Angélique – dans un râle de stupeur et de consternation tout à la fois, déclara que le Bon Dieu était parfois bien dissipé que pour permettre à pareille créature de voir le jour. Elle enjoignit à son mari de faire disparaître cette chose à la SPA, au diable ou en enfer, peu lui importait, pourvu que ce fût sur le champ.

Ainsi donc Serge et le chien se trouvèrent-ils sur le trottoir à dix heures du matin : l’un se demandait que faire de l’autre, l’autre, qui fort probablement ne s’était jamais aperçu dans un miroir, supposait que tout était au mieux et que c’était l’heure de la promenade.

Se disant avec justesse qu’il y avait plus d’idées dans plusieurs  têtes que dans une, il décida d’aller au Sportif se remettre la tête en place et trouver peut-être un sot ou un aveugle qui voulût bien adopter l’animal. Il sut vite à quoi s’en tenir lors que, le seuil à peine franchi, il lut sur tous les visages la stupéfaction, l’horreur, l’ébahissement, le dégoût, la crainte, le saisissement, bref tout ce qu’exprime un faciès à la découverte d’une aberration. Il y eut un silence qui parut à Pépé une éternité, immédiatement suivi d’une bordée d’éclats de rire, de railleries, d’insultes, de boulettes. Tout le monde accourut pour voir cette curiosité de près, chacun y allait de ses remarques, de ses commentaires généralement peu relevés, certains même voulurent prendre des photos du chien qui paraissait heureux, presque fier de susciter pareil intérêt.

Pépé, à la fois furieux, agacé, dévoré par l’opprobre et l’idée insupportable qu’on pût l’amalgamer à cette chose à quatre pattes qui le regardait avec affection, but sa bière et sa honte d’un trait, puis disparut sans mot dire, accablé de solitude. Il pensa fort à propos qu’il aurait peut-être plus de chance au Derby, pressa le pas en cette direction, courut presque pour que la rue le vît le moins possible en compagnie du cabot.

–  Qu’est-ce que c’est que ce machin ? s’exclama Réjane, bouche bée et yeux écarquillés, en les voyant arriver et en ajoutant que des clébards, elle en avait vus dans sa vie, mais un comme celui-là, jamais ; qu’à le montrer dans un entresort, son propriétaire pourrait à coup sûr faire fortune !

Cependant, la vie est bien curieuse, souvent imprévisible en ce que dans bien des affaires qui paraissent mal engagées, au fond de ses culs-de-sac, de ses impasses, elle sort de son chapeau un lapin inattendu qui met tout le monde d’accord et résout toute chose comme par magie.

Car il advint que le chien, à peine entré au Derby, courut tout de go dans les jambes débiles de la Luce, les effleura voluptueusement en battant de la queue tandis que la vieille gloussait d’aise et de pâmoison.

 – Quel bon p’tit chien, mignarda-t-elle en lui caressant le museau, qu’est-ce que j’aimerais en avoir un comme ça !

Ces paroles vinrent aux oreilles de Pépé comme vient à celles d’un condamné à mort l’annonce d’une grâce inespérée. Ce dernier commença par offrir une bière à Luce, puis, plus volubile et mielleux qu’un vendeur de cravates, se mit à vanter les qualités du chien et en trouva autant qu’un artichaut a de feuilles. Il élucubra sans tarir plein d’histoires déchirantes concernant le passé tumultueux de la bête qui, prétendit-il, était née dans un château en Espagne, avait appartenu à une comtesse de, avait été kidnappée contre rançon par des bandits de grands chemins, que ladite comtesse en avait nourri une dépression incurable, que le chien était malgré tout parvenu à échapper à ses ravisseurs, qu’il avait dès lors mené une vie errante sur toutes les routes d’Europe, qu’il avait eu faim, qu’il avait eu soif, qu’il avait connu la vie de salon tout autant que la vie de fourrière, toute une épopée qui tombée en d’autres oreilles l’aurait fait enfermer chez les fous. Il alla même jusqu’à prêter au chien des ascendances fantasques et tarabiscotées en lui improvisant un arbre généalogique des plus nobles, en faisant observer à la vieille les particularités anatomiques de l’animal, desquelles il inférait avec un aplomb sans limites, des croisements de telle race avec telle autre, avec toutefois la prédominance de certaines caractéristiques ancestrales de telle branche, ayant doué la bête d’aptitudes rares et précieuses. Pendant une demi-heure, la vieille sembla avaler mille vessies pour des lanternes, être plus chaude qu’un fer rougi qu’il n’y a plus qu’à battre, être aux anges, en disposition de dire « oui amen» à tout.

Enfin, pour que toutes ses fariboles fussent encore meilleures à boire, il offrit à Luce deux autres bières et faillit tomber mort quand la vieille, levant son verre à la santé du beau parleur, déclara avec le tranchant d’un couperet :

 – Châteaux en Espagne, mon œil ! Tu n’es qu’un fouteur de craques, un fieffé menteur, un sac à sornettes, ton chien je le prends, ça ne t’aura coûté que trois bières…

Il lui tendit la laisse du chien d’une main moite et tremblante, disparut ensuite à pas de loup n’osant croire à sa délivrance.